Denrel ? Oui, j'y suis déjà allé deux ou trois fois : c'est une ville
somme toute agréable. Des jours identiques s'y succèdent, si l'on peut
toutefois y parler de journées. Qu'en dire de plus ? Denrel, ce lieu qui
ne dort jamais car jamais le Soleil ne s'y couche. Denrel, cette
paisible cité allongée sur deux rives, unie par un seul pont. Ne
connaissez-vous pas Denrel ? N'avez-vous jamais déambulé dans ses
ruelles aux cafés accueillants, aux théâtres fantastiques et aux parcs
verdoyants ? N'avez-vous jamais côtoyé ses habitants paisibles, bu leurs
rafraichissants jus de fruits à l'alcool si léger, mangé de leurs
spécialités si pittoresques ?
Bien sûr que non, suis-je bête !
J'avais oublié que vous autres, terriens, ne voyagez jamais que par les
routes. Hélas pour vous, aucune route ne mène à Denrel ni n'en part.
Aussi, peut-être ne connaîtrez-vous jamais le ciel éternellement bleu de
ses quartiers, la douceur des murs de papier épais des échoppes, ou la
semi-pénombre complice des petites salles de lecture des bibliothèques.
Souhaitez-vous expérimenter un peu de cette vie tranquille, au travers
de mes mots, tout le long d'un récit ? La goûter sans pouvoir
l'atteindre, la toucher sans pouvoir l'enlacer ? Comme il vous plaira.
Mais pour que la perte de Denrel soit pour vous moins éprouvante, je
vais vous la faire visiter aux travers des yeux d'un homme triste.
Peut-être cette fatalité vous sera ainsi moins pénible.
Le voilà
d'ailleurs, notre homme triste. Au milieu des regards passionnés et des
visages éblouissants, il est difficile de le louper. Il se distingue
tant des autres passants, par sa démarche trainante, par ses yeux
baissés, par ses lèvres lourdes à ne sourire qu'en de rares occasions !
Il est juste là, Michel notre guide, finissant de franchir le pont au
côté de son ami Christian. Ils traversent toujours ensemble ; à chaque
fois, Michel regarde son compagnon sans vouloir le voir, lui jette des
coups d'œil discrets, coupables, aussitôt regrettés. Ce visage pourtant
viril soulève en lui tant de vains espoirs, tant de désirs enfermés et
enragés...
Christian, par ses traits, par sa démarche, par son port
de tête et par son regard, par ses vêtements, par ses mains, par ses
cheveux et par ses lèvres, oui, Christian lui rappelle bien trop
Christiane. Rappel si douloureux, et pourtant les coups d'œil
s'accumulent par dizaines. Bien des regards, mais pas une seule
parole...
Le pied enfin posé sur la rive, Christian se contente
comme toujours de quelques mots. « Bon, eh bien, à tout à l'heure » par
exemple ; puis il s'en va. Michel, quant à lui, reste un moment ici : il
regarde l'autre côté du pont à travers l'écran de lumière.
Vous ne
l'aviez pas remarqué ? Vous n'aviez pas vu ce grand rideau lumineux ?
Ses éclats jaunâtres s'élèvent loin au-dessus du pont, s'étirent sur
toute sa largeur, et il vous avait échappé ? Peut-être ne prêtez-vous
pas attention à ce genre de petits détails, mais pour Michel, cet écran
est un fardeau. Alors, il faut bien qu'il lui offre en pâture quelques
uns de ses regards, en maudissant son destin, et en croupissant dans sa
tristesse. La raison de ce conflit entre lui et ces quelques rayons
lumineux, je ne vous la dirai pas. En tout cas, pas tout de suite : vous
ne me croiriez pas, et d'ici, on est trop loin pour voir quoi que ce
soit. De toute façon, avec un peu de chance, vous comprendrez par
vous-même. Peut-être même est-ce déjà le cas. En attendant, Michel
s'éloigne : suivons-le.
La plupart des habitants de Denrel
n'ont pas le vertige. Cela pourrait paraître étonnant, étant donné la
rareté des bâtiments dépassant du rez-de-chaussée. Mais tandis que nous
suivons notre homme triste, longeant les bords face à cette autre rive
si lointaine, penchez-vous un peu au-dessus des barrières : ce large
fleuve, en vérité, est un vaste gouffre remué par des courants d'air
puissants et silencieux ; le reflet bleuté de ses eaux limpides est en
fait le ciel du jour, présent au-dessus de la ville, mais aussi
en-dessous d'elle. Ce vide séparant en deux la cité empêche toute
traversée, hormis par le pont ; et sur le pont, il y a cet écran. Michel
le sait, il ne posera jamais le pied sur l'autre rive.
Alors, comme
il ne l'explorera jamais, il la regarde parfois de loin. D'ici, elle a
l'air pareille à la nôtre, et je vais vous dire la vérité : c'est le
cas. On y trouve des cafés, un théâtre, un cinéma, des parcs, une
bibliothèque, et de petits appartements s'il s'avère nécessaire de
s'isoler pour une raison ou pour une autre.
Hélas pour Michel, il
n'a pas du tout la même opinion : c'est uniquement là-bas qu'il pourrait
rencontrer Christiane. Si seulement il pouvait traverser ce morceau de
néant. A la nage, en volant, qu'importe ! Mais rien de tout cela n'est
possible. Suivons-le encore, maintenant que ses soupirs se sont taris.
Suivons-le dans les coquètes ruelles.
Comme vous pouvez le voir,
les voies sont étroites mais il y règne une ombre légère. Comme promis,
le dallage usé par les pas des couples est ici et là encombré par des
tables de cafés, hôtes de déjeuners conviviaux, de lectures à moitié
assoupies, et de redoutables parties d'échec. Les échoppes laissent
filtrer de délicats fumets, quelques musiques traînent dans l'air,
chatouillées par les mélomanes, des bijoux et des œuvres de bois
garnissent les vitrines aux côtés du pain et de fruits juteux. Bien sûr,
il faut travailler pour produire tout cela, mais faut-il le faire
chaque jour quand chaque jour apporte toujours autant de lumière ?
Déjà notre Michel en est ragaillardi. Regardez sa tête lentement se
redresser. Ses oreilles s'ouvrir, ses yeux s'agrandir. Où va-t-il nous
mener ? Il semble soudainement hésiter, complice presque involontaire de
son oubli. Noiera-t-il son chagrin dans les mélodies citadines et les
boissons aux multiples couleurs ? Tournera-t-il à l'angle, ou
continuera-t-il tout droit, attiré par les chants passionnés provenant
d'un parc de la ville ? Faites attention ! Déjà il s'engage dans la
lueur tamisée d'un grand abat-jour, à l'intérieur d'une boutique.
Entrez, entrez, et faites attention à la petite marche.
Les
champs entourant Denrel – j'ai bien peur que nous n'aurons pas le temps
de les visiter – produisent le blé du pain et les fruits des boissons,
mais aussi des épices variées, des légumes nourrissants, et contemplez
cette expertise de vos narines, bien des fleurs odorantes dont les
autochtones tirent avec adresse d'innovants parfums. Touchez si vous le
voulez les pétales rassemblés ici, portez à vous ces mouchoirs imbibés
des créations de l'artiste, serrez les sachets de fleurs séchées entre
vos doigts pour en capturer l'essence.
Mais... Tiens donc... A
nouveau lancinant, Michel commande son parfum habituel à l'occupant des
lieux. Celui-ci paraît même avoir une pensée triste pour son client.
Est-ce ce que je pense ? Se procure-t-il sous nos yeux le choix favori
de sa malheureuse élue ? Le parfumeur, d'une main experte, humecte un
délicat morceau de tissu d'un de ses liquides et l'offre à notre
infortuné. Celui-ci paye en retour, distraitement, porte à son visage ce
mouchoir à l'odeur de son cœur, inspire légèrement les fragrances de
l'inaccessible, et range minutieusement son trésor dans sa poche. Le
voilà maintenant dehors.
Regardant à gauche et à droite,
repoussant au loin ses soucis, il décide pour nous d'une nouvelle étape.
Laissant passer quelques cyclistes remuant paresseusement des jambes
pour rouler au pas, il s'engage aussitôt dans le léger courant, dans la
foule trop peu dense pour parvenir à nous étouffer. Cette fois-ci, il
continue tout droit, en direction des terres, s'éloignant du pont. Il
s'approche du parc aux tapis de verdure pendus dans le ciel, en perfore
la surface.
Sous les cimes d'émeraude, écrins abritant de l'éclat du
jour, refuges dorlotés par d'invisibles occupants à plumes, il ne
voulait sûrement que passer, prendre un raccourci ; mais les branches
tombantes des saules pleureurs laissent deviner cette petite troupe
remuante et bruyante un peu plus loin. Il suffit de tirer le rideau, et
voilà devant nous une fête improvisée, un concours de valse dont tout le
monde sort gagnant, à condition d'avoir participé. En les voyant ainsi,
Michel décide de s'arrêter un instant.
Aimez-vous danser ?
Appréciez-vous de guider et d'être guidé, suivant les pas et les notes
en un ballet orchestré dans l'improvisation ? Quoi qu'il en soit,
préparez-vous : une de ces demoiselles approche déjà de notre compagnon
et l'invite au cœur de la ronde. Il hésite, mais accepte... Et se
lance... Et il danse... Et il tourne et le vent de son mouvement déjà
l'enivre... La musique... Et le chant... Et l'herbe verte s'immisçant
dans ses sandales... Vous qui voyez par ses yeux, vous qui entendez par
ses oreilles, qui suivez le moindre de ses gestes, qu'en pensez-vous ?
N'est-il pas bon danseur ? Quelques gouttes de rosée perlent sur sa peau
et sur celle de sa partenaire, il sent sa main moite d'enthousiasme, sa
fine robe embrumée par une longue joie.
Mais il faut bien que la
musique cesse. Les oiseaux redeviennent les maîtres incontestés de la
mélodie. Le cortège des pas de danse ralentit et s'arrête. Les mains
applaudissent. Michel regarde sa partenaire et découvre une belle
inconnue. L'avez-vous vu vous aussi, à cet instant précis ? Ce tic
involontaire qui a discrètement altéré le visage de notre guide ? Malgré
tout, il continue de sourire et fait une révérence à son éphémère
compagne, se baissant jusqu'à toucher les doigts fins de la demoiselle
avec ses lèvres prudentes. Puis il s'éloigne en quête de sa destination.
Avant de sortir de ce cocon végétal, il respire une seconde fois à l'intérieur du mouchoir.
Michel nous emmène plus loin, à travers les passages séparant les
maisonnettes. Il marche vite, dépêchez-vous ! Il ne faudrait pas le
perdre, car dans Denrel où toutes les rues ont le même charme, il est
difficile de s'y retrouver, à moins d'y avoir déjà vécu. Il tourne à
gauche, puis à droite, il sait où il va. Il se dirige vers l'un des
rares bâtiments à dépasser du rez-de-chaussée : le cinéma. Regardez
comme il paraît imposant face au reste de la ville. Seules quelques
structures peuvent rivaliser avec lui : le théâtre, le musée, et la
bibliothèque. Ne vous arrêtez pas, car Michel entame un pas de course.
Nous sommes visiblement en retard.
Rapidement, il achète un billet
pour « Le Ballon ». Il y a son affiche juste là. A la voir, on dirait un
film de science-fiction. Je vous parie que cette aéronaute défiera les
vents du gouffre pour atteindre l'autre rive et son amour. Une œuvre
faite pour plaire à notre pauvre ami, pour lui rappeler sa peine. Il est
étrange de le voir tenter de fuir son chagrin en regardant justement la
raison de ce chagrin. Mais ne nous attardons pas ; continuons, suivez
le mouvement.
Le film a déjà commencé, mais cela doit être tout
juste le début. Regardez : Michel est là. Il s'est installé dans
l'obscurité de la salle, à mi-hauteur. Petite salle conviviale et
rustique, on entend même défiler la bobine dans le projecteur.
Installez-vous, il y a de la place près de notre guide. Maintenant,
regardons ce que le cinéma de Denrel est capable de nous offrir.
Voilà, comme je vous l'avais dit. On a dû rater qu'une dizaine de
minutes, et déjà l'héroïne s'envole dans sa montgolfière à la recherche
de son François.
Pas mal. Vraiment pas mal, les effets spéciaux.
On ressent vraiment la force du vent de ce gouffre, prêt à déchirer la
voile si fragile de ce rafiot céleste. Et la voilà partie vers un autre
monde.
Sincèrement, je me demande où ils ont pu fabriquer de
tels décors. J'aimerais bien savoir où sont les studios de Denrel pour
les visiter un jour.
Impressionnant : ils sont parvenus à recréer l'espace !
Ah ben oui, mademoiselle : quand on s'éloigne de l'écran, on finit par ressentir le besoin de le franchir. Et cela fait mal.
Pas par là, idiote !
Et voilà ! Évidement, le dragon ne sait même pas viser avec son propre souffle !
Pas de chance : quand elle retombe, il faut que cela soit de son côté.
Bon, eh bien voilà. Du coup, elle s'est décalée par rapport aux autres,
et elle peut voir son amour au travers de l'écran autant de temps
qu'elle le désire. Bad ending, générique de fin.
Michel se lève,
accompagnons-le vers la sortie. C'était un bon film au final. Un peu
long tout de même. Le scénario était assez classique, mais…
- Bonjour Michel.
- Ah. Bonjour Julienne.
- C'était un bon film, non ?
- Oui. Oui il était bien.
Cette Julienne va probablement inviter Michel à boire. Cela se voit dans son air gêné.
- Tu as quelque chose de prévu maintenant ?
- Je pensais flâner. Comme d'habitude.
- Ça te dirait de flâner ensemble ?
Michel, pour rappeler à qui va son amour, sort son mouchoir et inspire délicatement dedans.
- Je veux bien.
Suivons le mouvement.
Nous revoici à l'extérieur. Après ce séjour dans l'obscurité, le ciel
paraît encore plus clair, le Soleil plus éclatant. Mais ne perdons pas
de vue nos deux guides : ils descendent déjà la rue.
- Je connais un café très chouette, si tu veux ; il n'est pas loin.
- Je te suis.
Nous empruntons quelques ruelles ruisselantes de douces sensations, aux
passants enchantés, et le son d'une guitare monte à mesure que nous
approchons. Le voilà, le musicien : un homme assez âgé faisant danser
ses doigts sur les cordes. Tout autour, encombrant la rue, les piétons
se sont arrêtés pour écouter le rythme frénétique embelli d'une
gracieuse mélodie.
Julienne convainc Michel de s'asseoir à la table
même du guitariste. Entouré des visages extasiés des habitants,
toujours plongés dans la lumière indirecte d'un astre sans rival, dans
les fragrances délicieuses du café et de la boulangerie d'en face, ils
se laissent ravir par le déluge de notes. Quand le serveur passe prendre
la commande, Michel demande à renouveler à son compte celle du vieil
homme.
Airs après airs, musiques après musiques, le virtuose
semble n'avoir aucune limite. Il prend à peine le temps de boire une
gorgée à chaque pause. Nos deux guides en restent muets. Ils se
regardent tout de même une fois ou deux, se sourient un peu ; à chaque
fois, Michel serre son mouchoir au fond de sa poche.
Quand enfin
s'arrête l'harmonieuse cohue, le guitariste pose à ses pieds son
instrument et finit d'une traite sa boisson avec un remerciement.
Visiblement rassasiée, Julienne en profite pour se lever.
- Excuse-moi Michel, mais c'est l'heure pour moi. J'y vais.
- D'accord. Salue Julien de ma part.
Julienne reste debout quelques instants, face à Michel. Celui-ci ne la regarde même pas.
- On... On se fait la bise ?
- Je veux bien.
Michel se lève et embrasse Julienne sur les joues. Cette dernière s'en
va : sa direction est le pont. Notre guide, quant à lui, se rassoit et
commande à nouveau des boissons.
- Elle est bien belle ta copine, hein ?
- Oui. Oui elle est belle.
Pendant ce temps, la foule s'éclaircit peu à peu. La rue redevient une
rue comme une autre. Mais le vieil homme regarde toujours Michel.
Celui-ci n'ose pas lui rendre son regard.
- Ce n'était pas ta copine, n'est-ce-pas ?
- Non. Ce n'est pas ma copine.
- Où est-ce qu'elle est ?
Michel serre à nouveau son mouchoir, ignorant que nous le voyons.
- De l'autre côté.
- Aie ! C'est triste.
Il y a un silence. Vous l'entendez ? Pourtant, tout autour de nous, la
vie continue. Le ciel n'est pas moins clair, les odeurs pas moins
appétissantes, et malgré tout, quelque part autour de cette table, ne
ressentez...
- Comment tu l'as connue ?
- Qui ?
- Ta copine.
- C'est... c'est une amie, quand je suis moi-même de l'autre côté. Et maintenant, elle m'est inaccessible...
- Comment ça, elle est inaccessible ?
- Ben... elle est de l'autre côté.
- Et alors ?
- Et alors il y a l'écran... Sur le pont...
- Passe en-dessous.
- Mais si je tombe...
- Tu t'encordes.
- Mais je resterais déphasé...
- Tu te décales.
- Mais c'est pas possible : l'écran est trop fort.
- Tu te fais enfermer par un ami.
- Mais il devra se faire relayer par d'autres.
- Ça s'organise.
- Mais il paraît qu'on peut en mourir...
- Et alors ?! Tu prends le risque, merde ! Tu l'aimes ou pas ? Tu veux
la serrer dans tes bras ou tu veux continuer à serrer ce mouchoir ou ce
je-ne-sais-quoi qu'il y a dans ta poche ? Tu prends le risque, c'est
tout. Ou alors tu l'oublies et tu réponds à la jolie mademoiselle, là,
qui n'attend que ça. Mais surtout, tu arrêtes de te donner en spectacle !
Il a du culot le vieux monsieur ! Vous avez entendu ça ? Et il reprend
sa guitare, comme si de rien n'était ! Il joue un petit air. Ah ben oui,
tu n'as qu'à faire ce qui est impossible, pourquoi se compliquer la vie
? Vraiment...
De son côté, ne trouvant rien à répondre, Michel
serre à nouveau son mouchoir dans sa poche. Il serre si fort ! Ses
phalanges doivent en blanchir à l'abri des regards. D'un seul coup il se
lève, renversant sa chaise, il part en trombe. Pressons le pas, allez
pressons, il ne faut pas le perdre. Je devine où il va : il nous amène
directement chez lui ! Enchaînant les ruelles, tournant sans se tromper
malgré la douleur – il retient ses larmes ! – il nous guide rapidement
jusqu'à l'intérieur de son petit domaine. Il nous ouvre la porte de son
refuge.
Dans cette pièce à l'atmosphère calfeutrée, près d'un
lit ne servant qu'à recueillir l'amour puisque personne ne dort jamais à
Denrel, Michel s'effondre au sol, relâche enfin ses pleurs. Les
sanglots envahissent l'appartement, tels des orages. Recroquevillé, le
visage collé tout contre le mouchoir au parfum de sa bien-aimée, il
laisse s'exprimer une douleur que nul ne peut comprendre. Il laisse
s'exprimer sa passion pour Christiane.
Contemplez-donc le décor
autour de vous ; admirez ce temple élevé à l'amour impossible. Tant de
statuettes à l'effigie de la femme, tant de tableaux peignant chacun une
Christiane différente, au gré des descriptions et de l'imagination des
artistes. La couche est impeccable, prête à recevoir des flammes que
jamais elle ne verra. Les fins rideaux nimbent la scène d'un lustre
rougeoyant, d'une ardeur immortelle. Pendant longtemps, Michel restera
là, ainsi. Pleurant tout autant que les fois précédentes.
Noyant le chagrin.
Inondant l'amertume.
Submergeant la colère.
Assaillant d'une pluie brûlante ce destin cruel.
En vain.
Il pleurera jusqu'à ne plus pouvoir pleurer, jusqu'à ce que toute l'eau
soit écoulée, jusqu'à ressentir une fois de plus cet attrait pour
l'écran de lumière. Je vous le dis, ce besoin de traverser le pont
anéantirait la volonté de n'importe quel humain, et nul ne saurait y
échapper. A moins d'en mourir.
Regardez-le justement : il se
relève. Avec peine, affaibli par la douleur. L'heure approche, et il le
ressent certainement. Pour lui, c'est à la fois la sentence et le
soulagement. Il ne souffrira plus car il ne sera plus lui. Alors
écartez-vous, respectez ce fardeau, laissez-lui la place de se relever
de cette épreuve.
Le voilà debout.
Il essuie les dernières
vagues. Dans la petite salle de bains, il se passe de l'eau sur le
visage pour tenter de masquer les sillons. C'est inefficace, et il le
sait probablement. Il réajuste ses vêtements et inspire une dernière
fois dans le mouchoir. A peu près présentable, ou du moins semble-t-il
le croire, il ressort du mausolée.
A l'extérieur, la joie et le ciel
restent impassibles face à son malheur. Reconnaissez-vous le premier
Michel que vous avez vu ? La démarche traînante ? Les yeux ternes ? Le
regard baissé ? L'amour est comme cela : on ne peut le fuir bien
longtemps. On y revient toujours. A Denrel, on revient toujours au
pont...
Nous avons bientôt fini notre promenade à travers ce petit
rêve citadin que rien, pas même la souffrance de l'un des habitants, ne
vient enrayer.
Lentement mais sûrement, à travers la répétition
des mêmes ruelles, nous finissons de nouveau à l'entrée du pont. En face
de vous, vous pouvez revoir ce grand rideau de lumière. Je vous avais
dit tout à l'heure que je ne dirais rien tout de suite, que son secret
vous serait révélé plus tard, si jamais vous ne le deviniez pas par
vous-même. Bientôt, le mystère sera résolu.
Même si Michel ressent
cette attirance pour l'écran, il reste maître de lui-même : l'heure
n'est pas tout à fait venue. Adossé à l'un des piliers du pont, il
attend Christian. Il ne devrait pas tarder. Autour de lui passent et
repassent d'autres occupants de Denrel : il n'y prête aucune attention.
Mais je vois Christian qui arrive là-bas. Il approche et s'arrête juste
devant son ami ; il le salue. Michel salue en retour et se détourne de
lui, montant sur le pont. Après tout, que dire de plus ?
A
mesure que nous approchons de l'écran, à mi-chemin entre les deux rives,
le rideau de lumière paraît de plus en plus immense, de plus en plus
improbable. Cela ressemble à un mur d'ambre, ne trouvez-vous pas ? Ou de
miel. On peut déjà voir les passants le traverser sans problème, sans
ralentir, sans se retourner, comme s'il n'existait pas. Mais plus près
encore, on se rend compte de la transformation. Regardez bien : tout
ceux qui le traversent changent de genre.
Christian vient tout juste
de passer : il est devenu Christiane. D'un homme viril, musclé, enfermé
dans sa chemise et son pantalon, il est devenu une sublime jeune femme
aux amples habits épousant ses mouvements harmonieux.
Michel quant à
lui s'est arrêté. Il regarde l'amour de sa vie à travers ce filtre
jaunâtre. Ses désirs si proches, et pourtant inaccessibles. Il pleure à
nouveau. Elle pleure elle aussi. Ils pleurent ensemble, mais séparés par
un si vaste obstacle. Ils restent longtemps à se regarder sans rien
pouvoir faire d'autre.
Mais vient un temps où l'appel de
l'écran devient trop fort ; Michel doit bien céder sa place à Michelle.
Et ce moment vient. Pour alléger la peine de cet acte, d'habitude, il le
fait le plus vite possible. En un éclair, il est déjà de l'autre côté
pour ne pas avoir à supporter la tristesse d'abandonner sa bien-aimée.
Et voilà. Maintenant, Michel ne sera plus vraiment Michel, et ce pour
plusieurs heures.
A son tour, Christiane souffrira comme nous avons vu souffrir notre guide...
A vrai dire, je vous ai menti tout à l'heure. Peut-être connaîtrez-vous
un jour le ciel bleuté et éternel de ces quartiers, la douceur des murs
de papier épais des échoppes, ou la semi-pénombre complice des petites
salles de lecture des bibliothèques. Après tout, les terriens ne
voyagent pas toujours sur les routes. Si vous vous aventurez assez loin,
si vous marchez assez longtemps sans regarder une seule fois en
arrière, et que vous finissez en un lieu dans lequel jamais vous ne
penseriez pouvoir retrouver le chemin du retour, alors peut-être y
trouverez-vous l'entrée de Denrel.
Vous aussi alors vous
parviendriez à ce bal infini des genres, tantôt homme, tantôt femme,
toujours éveillé pour vivre un rêve. Vous seriez accepté au sein de ces
rues, de ces boutiques, de ces parcs et de ces fêtes, comme si vous y
aviez toujours vécu. Mais si vous prenez la décision de chercher cette
cité, faites attention à vous : même à Denrel, il y a des michels et des
christianes.
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