Ce jour-là était un grand jour, un jour que j'avais attendu depuis fort
longtemps. Tout le monde aimait partir en vacance et je ne faisais pas
exception. Aussi, ce jour-là, je me rendais à une agence de voyage.
Elle ne payait pourtant pas de mine. Ses locaux consistaient en un petit
immeuble quelque part dans les rues piétonnes près de chez moi ;
quelques minutes de marche à pied me suffirent pour m'y rendre.
Au-dessus de la grande baie vitrée, je pouvais en voir l'enseigne, une
banderole bleue unie ornée de lettres d'or, formant les mots « Avenues –
Agence de Voyage ». A travers la vitre, on contemplait facilement
l'intérieur : une grande pièce aux murs recouverts d'une vieille
peinture blanche, au parquet simple et usé. Tout autour de l'espace, des
barrières de bois clair longeaient les parois, un portique en ouvrait
le carré face à la porte de verre de l'édifice. Je serai franc : je
n'avais pas, à cette époque et même aujourd'hui, les ressources
financières pour faire appel à une agence un peu mieux vêtue.
Dans
la pièce vide de tout meuble, une quinzaine de personnes étaient déjà
réunies. Des gens ordinaires de la vie quotidienne : un couple de jeunes
retraités, un petit groupe d'étudiants voulant profiter pleinement des
vacances, deux mariés avec leurs trois enfants, et une femme mûre,
coquètement habillée et chargée de recevoir les clients de la journée.
Je rentrai.
Aussitôt la porte franchie, le petit portique ouvert, l'employée se présenta à moi.
« Bonjour monsieur. Je m'appelle Mélanie, je suis votre guide pour aujourd'hui.
- Bonjour, je m'appelle Bertrand Roussel, j'ai réservé il y a quelques mois pour aujourd'hui, numéro... 37 412. »
Elle porta alors son regard sur une tablette numérique blottie dans ses
mains. Elle pianota avec dextérité sur son écran et m'annonça
rapidement :
« En effet, nous avons reçu votre virement. Tout est en règle.
- Super.
- Tout le monde est arrivé, mais nous ne sommes pas encore tout à fait
prêts : je vous prie de patienter quelques minutes. Si vous avez des
questions, je suis à votre service.
- Merci. »
Mélanie me fit
alors une discrète révérence et retourna à sa place, dans un coin de la
pièce. Il ne me restait plus qu'à attendre.
Je profitais de ce
bref délai pour observer les autres clients. Leurs groupes étaient
séparés les uns des autres par cette barrière sociale, la notion
d'étranger. Les deux retraités se murmuraient quelques paroles ; à leurs
côtés, les étudiants partageaient les leurs avec un grand enthousiasme
et des voix entraînées à se faire entendre au milieu du bruit. Ils
s'échangeaient divers ragots sur leurs camarades de classe, sujet dont
je me désintéressai rapidement. Près d'eux, les trois enfants tournaient
autour de leurs parents en rigolant, et ces derniers les grondaient
machinalement pour qu'ils se calment. Des gens ordinaires de la vie
quotidienne.
Ces discussions perdurèrent jusqu'à ce que Mélanie
fasse à nouveau preuve de sa présence. Quand sa voix s'éleva, les autres
voix se turent.
« Bien, tout le monde est là. Je vous souhaite la
bienvenue à Avenues, et je vous remercie au nom de toute notre équipe
pour avoir choisi notre agence. Nous allons dès à présent partir.
Pendant tout le voyage, je vous demanderai de ne pas vous pencher
par-dessus les barrières, et de ne sortir du véhicule que lorsque je
vous en donnerai l'autorisation. Préparez-vous au décollage. »
Une
courte vibration se fit alors ressentir dans mes jambes : le plancher
sortait évidement de l'habitacle étroit formé par la pièce. Une fois
élevé à bonne hauteur, il traversa sans heurt la vitrine, et nous tous
avec lui. Bientôt, nous fûmes dehors. Tout autour, les passants
s'étaient écartés pour nous laisser la place de manœuvrer. Quand cela
fut fait, le parquet surmonté des barrières et occupé par seize
personnes prit de la vitesse et de l'altitude.
Comment décrire
cette ivresse ? Côtoyant les oiseaux, on survolait les plus hauts toits
du quartier, le vent purifiant nos visages et faisant danser nos
cheveux. Tout le monde, moi y compris, se penchait par-dessus les
barrières – sans que Mélanie ne nous fasse aucun reproche – pour
regarder les petites créatures pédestres lever les yeux en direction de
notre véhicule. Les enfants, aussitôt excités par l'apparition, nous
montraient du doigt en quémandant un tour de manège. Quelques coups de
klaxon joyeux s'adressaient à nous.
Aussi loin que portait mon
regard, jusqu'à la ligne de l'horizon morcelée par les toitures,
l'extase de la vitesse finit par effacer les détails en un foisonnement
de couleurs. Mais je vis cette ligne peu à peu monter dans le ciel. Je
n'étais pas le seul à m'en apercevoir, car bientôt un cri fusa du groupe
des étudiants : « Regardez, ça monte ! Les toits montent ! » Et monter
n'était pas le mot. De toutes les directions, ils s'élevaient, ils se
redressaient comme s'il avaient jusque là été assoupis, comme si je ne
les avais jamais connu que pendant leur sieste rêveuse. Rapidement, le
ciel bleu était avalé par les effluves gris, verts et blancs de la cité.
Tout le monde leva les yeux vers le zénith pour contempler l'horizon y
disparaître en un minuscule point. Telle une planète en formation, la
ville s'enroula autour de nous, et bien que nous volions encore à une
vitesse nous faisant plisser les yeux, nous en restions le noyau.
C'était impensable, et pourtant si magnifique. Peu de gens pourraient
croire la ville belle, et pourtant nous avions toutes ses merveilles
sous les yeux, métamorphosées, sublimées, lavées de leurs impuretés et
de leur vieillesse. Les murs des immeubles rivalisaient de blancheur
avec des trottoirs aux ciselures raffinées, séparant ensemble l'éclat
rubicond des toits de tuiles et l'ébène des routes.
Dans toutes les
rues de ce monde intérieur, des voitures rutilantes levaient leurs
phares vers nous, balayant notre tapis volant de faisceaux lumineux
dignes d'une boule disco. La nuit s'était faite dans notre refuge, mais
les lumières urbaines nous permettaient d'y voir comme en plein jour.
Nos yeux ne pouvaient nous mentir, et le silence ébahi régnant sur ce
plancher flottant en disait plus long que tous les cris de joie.
Mais un instant d'inquiétude nous prit. Alors que les klaxons entamaient
une mélodique sérénade, il me semblait voir cette boule dont nous
étions le centre perdre en rayon. Je vis des immeubles se replier
délicatement pour devenir de simples feuilles de papier entre leurs
voisins. Ce fut à mon tour de crier : « Mais ! Ça se referme ! » Je
jetai un regard vers Mélanie, et celle-ci me répondit avec des yeux
impassibles, des yeux que plus rien n'étonnait ni ne pouvait inquiéter.
« Ça se referme sur nous ! » lui criai-je, car son regard ne me
rassurait guère. Et très vite, je ne fus plus le seul à crier. La
surface de la ville s'approchait de nous à vive allure, le choc était
imminent. Quand les toits furent si proches que je pouvais en distinguer
chaque tuile, brillant dans la chorégraphie des phares en une myriade
de rubis, je me repliai sur moi-même en fermant les yeux et en
protégeant ma tête de mes bras.
Quelques secondes s'écoulèrent,
et aucun choc ne se produisit. Quand je rouvris enfin les paupières, je
ne vis plus les toits scintillants, ni les trottoirs aux dallages
immaculés ni les routes d'un jais insondable.
Nous dévalions
ensemble les sentiers de la perception, embarqués sur le précieux rafiot
de l'émerveillement ; nous chargions, telle une compagnie d'élite, au
travers les rangs de la logique pour libérer l'impensable de son cachot.
Tout autour de nous, en un vortex de mille couleurs, paradaient des
objets auxquels nous n'aurions pourtant jamais abandonné un regard dans
toute autre situation.
Je ne comptais plus les bouches d'égout
sertissant avec le meilleur goût les oreilles de statues municipales,
les piscines gonflables emplies d'admirables châteaux de cartes, les
défilés de peluches aux yeux maculés d'or. S'accumulaient les sacs de
course volant gracieusement en un ballet somptueux, les tickets de bus
concourant pour la place du meilleur origamiste. Je crois bien qu'à un
moment, nous avions traversé un supermarché sans limites, dont les
étalages laissaient s'échapper des articles s'envolant à la poursuite de
notre plate-forme : des paquets de riz chatoyants comme des perles à la
surface complexe ; des conserves nageant dans l'air tels des
coquillages polis et merveilleux, ouvrant et fermant en chœur leurs
coquilles ; des manches de balai en plastique s'organisant en des
fresques épiques...
Nous volions au milieu de ce bazar éblouissant,
en suivant le chemin sinueux de montagnes russes dénués de rails. Nous
devions nous agripper à la barrière pour rester debout, les deux pieds
plaqués au sol par la force centrifuge, et contempler de yeux effarés
cette procession à l'éloge d'un quotidien magnifié. Mais notre monture
se calma peu à peu, et nous finîmes par voguer sur une mer irisée
constituée de tous les objets de ce défilé. Au-dessus de nous, nous
autres reprenant notre souffle après cette folle course, la voûte
céleste scintillait de myriades de bijoux de poupée, et une grande pizza
quatre-fromage servait d'astre nocturne. Lentement, nos respirations se
reposèrent sur le souffle léger et régulier de la brise, et nos
battements de cœur s'accordèrent au doux clapotis des vagues de métal et
de plastique. Tout était devenu si calme.
En vérité, il me
paraissait étrange que cela devienne si calme. Du tumulte de
l'excitation, je plongeais dans les délices soyeux de l'ataraxie.
Était-ce normal que cela se passe ainsi, que le voyage commence par son
bouquet final ? Comme s'il nous fallait tout voir avant de réellement
prendre conscience de ce qu'on avait vu ? Mais même si ma brûlante
ardeur avait laissé la place à des braises rougeoyantes, au fond de mon
âme, je ne dévorais pas moins des yeux cette fascinante croisière, ce
paysage si dépaysant, constitué d'objets pourtant si familiers. Et en
constatant que je refusais de fermer les paupières pour ne pas perdre un
seul instant de ce songe, je compris. L'hébétude était passée, mais non
l'émerveillement ; je restais fort de toute ma curiosité mais n'étais
plus affaibli par l'incrédulité. Nous avions vu le plus, mais le moins
n'en était pas moins resplendissant.
Ces réflexions débouchèrent
sur l'arrivée de la plate-forme au-dessus d'un continent bariolé. Nous
décélérâmes, perdîmes tranquillement de l'altitude, et je pus comprendre
à force d'observation de quoi était constituée cette terre inconnue.
Quand notre vaisseau se posa enfin, quand Mélanie ouvrit le petit
portail en nous invitant à descendre, il me fut alors donné de poser le
pied sur ces monts inimaginables de livres, de magasines, de lettres, de
brochures et de tracts.
« Je vous demanderai juste de bien vouloir
revenir à bord aussitôt que vous entendrez sonner la clochette. » nous
dit notre guide. En d'autres termes, nous étions libre de tout. Il ne
fallut pas longtemps pour que tout le monde ait disparu à l'horizon, moi
y compris. Comme tout bon explorateur, il me fallait explorer : au
sommet de la plus haute colline des environs, je vis d'autres collines à
perte de vue, refuges de toutes les parutions du monde entier,
bibliothèque aussi garnie que désordonnée.
Je n'étais pas du genre
sportif, et pourtant la montée faite en courant ne m'avait pas le moins
du monde essoufflé. Je redescendais alors tout aussi vite l'autre
versant, exposé à la clarté feutrée de la pizza céleste, quand je me
pris le pied dans les pages d'un épais volume, et tombai tête la
première dans les revues. Je finis ma dégringolade au pied de la
colline, glissant sur les couches de papier comme sur de la neige faite
de coussins moelleux, et m'arrêtai sans la plus petite douleur, le nez
posé sur la couverture d'un magasine de vulgarisation scientifique.
Et quelle surprise ce fut ! Mon regard attiré par l'illustration, je vis
ce qui surpassa instantanément en beauté tout ce que j'avais pu voir de
toute ma vie. La minutie de l'épiderme de ce dinosaure, la finesse dans
l'agencement de ses os et de ses muscles, l'exactitude de ses
molécules, tout se jeta à mon visage comme la plus pure des vérités.
Ébloui, je m'assis et pris dans mes mains cet almanach des sagesses, je
le feuilletai. Une à une, les pages me révélaient leurs secrets, aussi
clairs que s'il me fut donné de voir l'Univers en entier. Physique,
chimie, médecine, biologie, géologie, j'étais un puits de science, et
j'avais découvert un pied-de-biche prêt à forcer les scellés. J'attrapai
alors au hasard une feuille près de moi. C'était un tract politique, et
à peine regardé – je ne saurais pas même dire quel parti y était
défendu ! – une incommensurable utopie se dessinait alors dans mes
rêveries éveillées. Quand à son tour, j'attrapai un magazine
pornographique, je découvris une fois de plus la beauté. Non pas parce
que les sujets de ces photographies étaient des stars de leur domaine,
mais parce que les formes harmonieuses se dessinaient en une continuité
de molécules agencées avec perfection. Je me demandais alors : sont-ce
les molécules de ces sujets, où les molécules de la feuille et de
l'encre qui possèdent une telle beauté ?
Je ne pus longuement
réfléchir à cette question, car un cri fulgurant parvint à mes oreilles.
Le genre de cri de joie d'un cow-boy en plein rodéo, le « yee-ha ! »
traditionnel, mais hurlé par la voix légèrement chevrotante d'une
vieille femme. Je vis alors le couple de retraité surgir au loin, de
derrière une colline. Ils étaient recouverts de feuilles pliées et
agencées en deux exosquelettes bien plus grands qu'eux ; soutenus par
ces carcasses de papier, ils couraient à une vitesse extravagante en
direction d'une petite montagne. Ils faisaient clairement la course.
Quand le mari sauta, il passa par-dessus la cime et retomba sur l'autre
versant, disparaissant de ma vue. Son épouse, bien décidée à regagner du
terrain, opta pour une autre technique : un revers du bras, et tout le
monticule s'envola dans les airs, et brisé par le choc, l'obstacle
devint une plaine. Un autre cri retentit, poussé à l'unisson par leurs
deux voix, puis ils disparurent.
Ce fut un spectacle étrange de les
voir retrouver la puissance de leur jeunesse – et bien plus encore. Ils
me donnèrent l'envie d'essayer à mon tour. Sans le moindre remord, ou
alors si peu, j'arrachai des pages auparavant contemplées et je
commençai à les plier. Les formes me venaient toutes seules, je savais
déjà ce que j'allais construire. En un rien de temps, la maquette d'un
avion de chasse supersonique longue d'un peu moins d'un mètre apparut de
mes mains. Je ne pris pas le temps de la contempler : je sautai dessus,
les deux pieds écartés sur le fuselage, et mon désir fit aussitôt
décoller l'engin.
La vitesse de pointe fut vite atteinte, et elle
était époustouflante. Le paysage en contrebas, quelques dizaines de
mètres en-dessous de moi, défilait à toute allure, et je devais fermer à
moitié les yeux face au vent me fouettant le visage. Mais chose
étrange, je restais en parfait équilibre sur l'avion, comme si nulle
force ne cherchait à m'en faire tomber. Empli d'enthousiasme, je fis
bien des acrobaties, des loopings et des tonneaux, en m'époumonant de
joie. Engourdi d'extase face à ce vol sublime, excitant, extraordinaire,
je parvins malgré tout à retrouver les machineries terrestres de deux
retraités. Je filai dans leur direction ; je les survolai à cinq ou six
mètres à peine au-dessus de leur tête, en poussant le fameux « yee-ha
! ». Je les avais littéralement laissés sur place.
Pour ne pas
m'écraser – même si, j'en étais certain, tout crash ne serait absolument
pas douloureux – j'inclinais le nez de l'appareil en direction du ciel,
et me retrouvais soudainement face à la pizza nous éclairant. Ce fut ma
destination suivante.
Déjà bien haut, si vite, je voyais les
contours de l'île constituée de tant de livres, de magazines et de
papier. Elle était si grande, je ne trouvais pas même la plate-forme de
l'agence de voyage dans cette cohue de couleur. Mais je ne regardai pas
tellement en bas : je me tournai vers cette Lune. Elle grossissait peu à
peu, je la voyais obstruer de plus en plus le ciel nocturne. Bientôt,
elle occupa presque la moitié de mon champ de vision.
Pendant un
moment, avec l'altitude, il avait fait plus frais, mais je ressentais
bientôt la chaleur d'une pizza tout juste sortie du four. L'odeur du
fromage fondu et de la pâte cuite m'ouvraient l'appétit. Heureusement,
elle n'était pas assez chaude pour me brûler, et même quand je volais à
quelques mètres au-dessus de sa surface, je ne transpirais presque pas.
Mais il n'y avait rien ici, rien de plus que du fromage et de la crème
fraiche. J'entrepris alors d'en atteindre le bord pour explorer l'autre
face. Quand je pus la voir, je serais tombé si quelque force mystérieuse
ne m'avait pas retenu sur mon avion. Tout d'abord parce que cela fut un
changement brutal de gravité, mais surtout parce que je n'imaginais pas
cela.
Jusqu'à perte de vue, des milliers de figurines et de
poupées, des princesses aux commandos, tournoyaient à toute allure,
dansant par couple de manière acrobatique. Ils glissaient sur la pâte de
la pizza, les pieds attachés à des patins à glace constitués de grosses
piles électriques et de lames chauffées à blanc. Je restais là à les
observer un moment, et eux ne semblaient pas me voir.
Mais je me
tirai de mon étonnement et pris de l'altitude pour survoler la piste de
danse. J'explorai la pizza de part en part, et ne trouvai de bout en
bout rien de plus que ce spectacle gigantesque. Un peu déçu, je
m'intéressai alors à autre chose. Il n'y avait pas que la pizza dans le
ciel, il y avait aussi les bagues.
Je ne sais pas comment je
l'avais deviné, mais les étoiles étaient bel et bien des bagues. Après
tout, elles étaient si loin du sol : à terre, on ne voyait rien de plus
que leurs lueurs crémeuses. Pourtant, après avoir visé une de ces
lumières et atteint mon objectif, je me donnai raison : je me retrouvais
auprès d'une petite bague flottant dans l'espace. Autour de moi, le
ciel était perlé dans toutes les directions, aussi certains bijoux
devaient être bien plus éloignés de la surface de la planète ; mais
celle-ci, au final, située à quelques kilomètres à peine au-dessus du
continent de papier, ne méritait pas le titre d'étoile.
Je me tapai
alors le front avec la paume de ma main. Quel idiot j'étais ! J'essayai
soudainement de résonner en termes logiques dans un monde qui ne l'était
certainement pas ! Je laissai alors ces questions astronomiques de côté
pour m'intéresser de plus près au petit astre.
A première vue,
c'était une bague en plastique ordinaire, trouvable dans tous les
supermarchés au rayon enfant. Ce qui était étrange, car vu de loin, elle
brillait vivement. Elle tournait lentement sur elle-même, aussi je pus
en observer toutes les facettes sans la toucher et sans bouger : cette
lumière n'émanait pas d'elle.
Je pris donc la direction d'une autre
étoile ; elle ne brillait pas plus. Mais durant ce deuxième trajet, je
compris : quand je m'approchais du bijou, l'éclat de son petit point se
dissipait peu à peu, et l'obscurité autour d'elle devenait moins dense.
Tout près d'elle, je remarquai que la nuit était plus claire. Conclusion
: l'astre ne brillait pas, mais tout point de l'espace à sa proximité
luisait faiblement, donnant par addition une vive lumière quand on
s'éloignait.
J'étais impressionné. Je me rendis compte que, même si
ce monde semblait aberrant, il avait une certaine logique. La pizza
était chaude car on patinait dessus avec des fers chauffés, les livres
et magazines, supports de la connaissance et de la culture, offraient le
savoir et permettaient de tout fabriquer, et cette bague était en
elle-même une métaphore philosophique. La beauté n'était pas dans les
détails – contredisant fort la magnificence des atomes des livres – mais
dans l'impression globale, dans la vision d'ensemble et le recul.
Ou alors j'essayai de rationaliser ce qui ne pouvait pas l'être.
Quoiqu'il en soit, j'avançai prudemment la main, attrapai le bijou, et
le tirai vers moi. Il se laissa faire, sortant sans résistance de son
écrin de vide spatial, et je le passai au doigt. Il paraissait conçu sur
mesure. Dans les dimensions en tout cas, car dans l'esthétique, il ne
collait pas vraiment avec moi. Malgré tout, je me trouvais là un très
beau souvenir. Je récupérai une deuxième bague et pris la décision de
redescendre sur la surface de papier. Pendant mon retour sur la terre,
j'entendis sonner la clochette.
Ce bruit était délicat et musical,
semblait venir de partout autour de moi. Je savais pertinemment ce
qu'elle signifiait : Mélanie voulait nous voir revenir. Malgré tout, je
m'étonnais une fois de plus d'un prodige de cet endroit.
Je n'eus
pas de difficulté à retrouver la plate-forme, et quand cela fut fait, je
me dirigeai aussitôt vers elle. Je vis rapidement que tout le monde
était déjà là, et tout le monde put alors assister à mon avion arrivant à
toute vitesse du ciel, avant de ralentir et de se poser avec grâce et
virtuosité. Je revenais sur le plancher des vaches.
Quand je
levai enfin les yeux vers mes compagnons de voyage, seule Mélanie
n'était pas bouche bée. Elle était certainement habituée à ce genre de
spectacle. Mais les voyageurs, sans exception, me regardaient tous avec
étonnement et un rien d'envie. Même les deux retraités étaient jaloux.
De mon côté, ainsi devenu centre de l'attention, j'étais un peu mal à
l'aise. Je ne savais pas trop quoi faire.
Heureusement, notre guide
me sauva en invitant tout le monde à monter à bord. Je quittai l'amas de
papier le dernier. Le petit portail se ferma tout seul derrière moi, la
plate-forme était déjà partie.
Très vite, le continent se fit tout
petit en-dessous de nous, car nous montions à toute allure. Le vent nous
ébouriffait l'esprit, comme autant de feuilles de papier bourrant une
imprimante jusqu'à la bloquer. Les étoiles-bagues filaient tout autour
de nous, et nous avons même dû en percuter quelque unes dans cette
course.
Notre destination était évidente : on visait la pizza
quatre-fromages. Elle était de plus en plus grande et le continent de
livres de plus en plus petit ; je ne me souvenais déjà plus qu'elle
était si haute dans le ciel. On eut froid pendant un moment, mais la
fraicheur de l'espace laissa vite sa place à l'appétissante chaleur de
la pizza. Je me souvenais, bien évidement, de mon propre voyage en
solitaire : allait-on à la rencontre de ces patineurs ? Y avait-il
quelque chose d'intéressant là-bas ? Et surtout : quand allait-on
entamer un virage pour esquiver cette Lune déjà imposante ?
Jamais ! Notre véhicule en percuta le centre de plein fouet, et la pâte
et le fromage fondu, élastiques, s'étirèrent colossalement. Pendant un
instant, nous fûmes dans un tunnel de nourriture, un tunnel sans sortie,
collés au fond du trou. L'instant suivant, nous perçâmes jusqu'à
l'autre côté.
La pizza explosa en une myriade de morceaux – des
sandwichs, des hamburgers, des pâtes, des vols-au-vent fumants, des
cornets de frites, le cauchemar des diététiciens – jouant au billard en
tant qu'innombrables boules de toutes les couleurs sur le tapis
rougeoyant du ciel. Peut-être le fond d'un four, car il y faisait assez
chaud. Il y faisait même de plus en plus chaud.
Les différents
aliments, tels des molécules – oui, ce devait être ça – se déplaçaient
de plus en plus vite, se cognaient les uns aux autres de plus en plus
forts, représentations nutritives de l'échauffement atomique. Ils firent
si bien leur travail que le décor uni commença à fondre : on voyait le
rouge brillant du fond visuel couler en d'immenses rivières de magma, de
métal fondu dans les entreprises métallurgiques les plus zélées.
Mais cet acier liquide n'était pas infini, car un petit point bleuté
apparu à notre zénith. Très vite, tout le monde perçut une vague de
froid profitant de cette faille grandissante. Et le chaud et le froid,
comme chacun le sait, ne font pas souvent bon ménage. En un instant, les
aliments ralentirent, se déformant en d'incroyables grimaces sous
l'effet de la décélération, et le fond du décor perdit de sa rutilance,
devint terne. Tout d'un coup, simultanément, tout cela se brisa en un
millier d'éclats de verre coloré, pleuvant dans tout les sens. Et le
rodéo reprit.
Esquivant les montagnes de débris translucides,
contournant les plus épaisses averses scintillantes, notre parquet si
ferme jusque là se déroba sous nos pieds, et c'est allongé au sol que
nous subîmes ce chapitre de notre aventure. S'il l'avait pu, ce socle se
serait même dérobé sous nos dos.
Multipliant les saltos et les
pirouettes, passant sans préavis des barres transversales au cheval
d'arçon puis aux trampolines, notre embarcation ridiculisait le bateau
le plus ivre qu'on aurait pu trouver sur toutes les mers connues. Je
crois que tout le monde criait. Peut-être bien qu'un des enfants
pleurait. Difficile d'écouter quand il faut déjà toute sa concentration
pour voir.
Fort heureusement, la gymnastique ne dura pas longtemps.
Tout le monde put se relever et retrouver peu à peu ses esprits. Si l'un
des enfants avait pleuré, il avait déjà cessé, car un nouveau décor
s'offrait déjà à nous.
Les débris de verre n'étaient pas tombés
au hasard, comme tout le monde l'aurait pensé en voyant le déluge
apocalyptique. Ils s'étaient organisés en un vitrail sans fin et
tridimensionnel. Au milieu d'une forêt de statues grecques et de
miniatures de monuments modernes – on a écrasé une minuscule Statue de
la Liberté en se posant – une imposante cathédrale ouvrait ses portes de
verre multicolores aux nouveaux venus. Élevant ses pointes brillantes
haut dans un ciel de peintre impressionniste, étalant ses fondations sur
des kilomètres, son perron couvert d'une voûte romane était décoré par
deux statues irisées d'hommes portant la clef de voûte en un geste
d'union. Une devise y était inscrite, mais je ne parvins pas à la lire.
A peine le portique ouvert par Mélanie, tout le monde était déjà
descendu. Que dis-je ? Ils étaient déjà à l'intérieur ! Encore dans
l'entrebâillement de la porte, alors que les autres explorateurs étaient
déjà perdus dans le dédale des couloirs de couleurs, je jetais un œil à
l'employée : elle restait de glace, habituée des orteils à la racine
des cheveux à ce type de spectacle. J'ai eu un peu pitié pour elle à ce
moment, elle qui ne s'émerveillait plus devant tout cela. J'y pensais
encore quand je m'engageais dans cette immense bâtisse. Mais j'oubliai
ma compassion en un rien de temps.
Là, dans cette entrée à l'immense
voûte, cette pièce dont partaient deux dizaines de vastes corridors
dans toutes les directions, plus précisément sur toute la surface de son
toit, se trouvait une réplique en verre de la voûte de la chapelle
Sixtine. Non, c'était injuste : la chapelle Sixtine était une piètre
réplique en peinture de cette voûte. Aussi virtuose que fut Michel-Ange,
il ne pouvait pas imiter la subtile et fascinante variation des
luminosités, des opacités des fragments de verre, magnifiant et révélant
sous d'innombrables aspects tant des détails de cette fresque, appuyant
d'ombres et de rayons lumineux les scènes, donnant de la profondeur aux
traits et aux corps par les reflets et les faisceaux de lumière
colorée, scellant ces représentation figées en une unique histoire
changeant de trame scénaristique au gré du jeu des nuages dans le ciel.
Toute une vie n'aurait pas suffit pour la contempler. Une éternité
n'aurait pas suffit ! Tant de choses étaient à voir dans ce film dont
toutes les images juxtaposées se confondaient les unes aux autres,
changeant à chaque instant selon la danse des rayons de soleil.
Comme moi aussi contrôlé par les fils de lumière et les mains
capricieuses des stratus et des cumulus, je me dirigeais pourtant
lentement vers un corridor, sans regarder devant moi, les yeux fixés au
plafond. Après un dernier regard sur cette entrée, je passai au plat
principal.
Anciennes ou modernes, religieuses ou profanes,
européennes ou asiatiques, africaines ou océaniques, pré ou
post-colombiennes, toutes les œuvres visuelles de l'humanité semblaient
réunies dans ce refuge en un capharnaüm de beauté. Les murs, le plafond
et le sol, tous constitués de ces fragments de verre coloré répartis
avec harmonie, laissaient apparaître à intervalles judicieux des
tableaux de toutes les modes, des chef-d'œuvre de tous les temps et de
tous les lieux, traversés de lumières mouvantes et artistiques. Aux
innombrables carrefours, des statues de lumière solidifiée attiraient le
regard et l'émerveillement. Guère sectaire, l'endroit regorgeait même
des scènes de films les plus réussies, des planches de bandes dessinées
les plus admirables, des photos les plus remarquables. Et tout était
doué de la même force, de la même vie. Une éternité n'aurait pas suffit.
Même si tous les hommes ayant jamais vécu dans l'Univers avaient tous
reçu l'immortalité, cela n'aurait pas suffit.
Je ne sais pas
combien de temps j'étais resté ainsi, la pensée tétanisée par tant
d'excellence, errant dans ce labyrinthe irisé. C'était normal : comment
résister, comment ne pas être happé ? Ce qui peut paraître bizarre,
c'est comment j'en sortis soudainement, d'un simple petit choc au bout
du pied.
J'avais cogné dans un objet, et mon attention se reporta
alors sur lui : c'était une petite longue-vue, en plastique entièrement
blanc, objet incongru en un tel endroit. Je la ramassai. Elle était
parfaitement rudimentaire, un simple tube fermé par deux lentilles.
Malgré tout, je fermai un œil et regardai au travers : cela tombait
bien, un époustouflant portrait – de verre, évidement – du courant
hyperréaliste faisait onduler ses cheveux face à moi. Au travers de
l'objet, le visage disparut. Je compris aussitôt que je tenais un
kaléidoscope entre les mains, décomposant la scène en un délicat
fractal. J'abaissai l'engin, un peu déçu : cela ne valait pas le décor
véritable tout autour de moi.
Mais le fractal était resté, prenant
la place du tableau. Je regardais le phénomène, intrigué, le mélange des
couleurs et des formes devant moi, à quelques mètres de moi. Le
phénomène bougea et me lança un « Bonjour ! », et mon cœur manqua un
battement ! Portant la main à la poitrine, trébuchant sur rien du tout,
je faillis perdre l'équilibre. Le dos courbé par la surprise, une main
contre le cœur et l'autre tendue en direction de la chose, brandissant
le kaléidoscope comme une défense instinctive, je ne répondis pas.
Le phénomène bougeait légèrement et périodiquement, comme s'il
respirait, mais il ne semblait pas agressif. Il attendait une réaction,
tout simplement. Je repris alors mon souffle, et demandai :
- Qu'est-ce que vous êtes ?
- Je m'appelle Kaléid, et je suis ton ami !
- Comment êtes-vous... es-tu arrivé ?
- Il est immense, ce bâtiment, c'est incroyable ! Moi qui étais à l'étroit dans le kaléidoscope ! Merci mon ami.
En disant cela, Kaléid se mit à s'agiter, et les formes mouvantes, les
couleurs dansantes, les rayons erratiques m'empêchaient de déterminer à
quelle distance il était de moi. Des deux mains, je commençai alors à
brasser l'air, avançant lentement dans sa direction.
- Je n'arrive pas à te voir, dis-je, où es-tu ?
Quelques secondes plus tard, je touchai le mur. Je sentis sous mes
doigts le mouvement des fragments de verre lisses sous la peau sensible
de mes phalanges. Kaléid était dans le mur. Il était le mur, une partie
tout du moins.
- Tu es dans le mur ? Demandai-je comme si la question n'avait pas déjà trouvé sa réponse.
L'être de verre se déplaça alors, laissant derrière lui un tableau
hyperréaliste aussi parfait qu'il ne l'avait été avant son arrivée. Il
ne fit pas le moindre bruit, les petites pièces transparentes coulissant
les unes contre les autres avec précision et vélocité. Je me retournai
et le cherchai des yeux. Je le retrouvai – assez facilement je dois dire
– en train de tourner sur lui-même, plié par la jonction entre le
plancher et le mur d'en face. Il prit alors la parole, en se mettant à
tourner autour du couloir, passant du mur au plafond, du mur au
plancher.
- L'espace bi-dimensionnel structuré selon une géographie
tri-dimensionnelle est une extase de la perception des vibrations
aériennes retransmises par le jeu de l'élasticité des résines de collage
! Parle encore, s'il te plait mon ami !
Un peu perdu par la
complexité de cette phrase, je me souvins de l'instrument dans ma main.
Le portant à mes yeux, puis à ceux – s'il en avait – de Kaléid, je
demandais :
- C'est le kaléidoscope qui t'a créé ?
- J'ai
toujours été, mais maintenant, j'existe ! D'une immatérielle
tri-dimensionalité entre le déplacement non-linéaire des photons et la
lentille non-parallèle à leur trajectoire, j'ai été compressé en une
singularité planaire par l'intermédiaire d'une projection orthogonale !
Je réfléchis un instant à ces paroles, puis décrétai mentalement que
non, il ne maîtrisait pas le vocabulaire physico-mathématique qu'il
employait. Mais au moins, j'avais ma réponse. Je levais à nouveau le
kaléidoscope vers mon œil, et créai ainsi, effectivement, un compagnon à
Kaléid.
- Bonjour ! Me dit-il.
- Bonjour ! Répondit l'autre en tournant autour de lui. Quel bonheur de te revoir !
- De le revoir ? Mais je pensais que tu n'existais pas.
- Je n'existais pas, mais j'étais !
- Il était, et maintenant il existe ! Merci mon ami.
- Et toi, qui es-tu ? Demandais-je.
- Je m'appelle Kaléid, et je suis ton ami !
- Attend. Ce n'est pas lui Kaléid ?
- Non, lui, c'est Kaléid !
- Et lui, c'est Kaléid !
Les deux se tournaient autour, comme deux amis. Ou deux amoureux.
Évidement, j'avais l'impression qu'ils se moquaient un peu de moi.
- D'accord. Donc, c'est Kaléid, dis-je en montrant une des créatures.
- Oui !
- Et Kaléid, demandai-je en montrant l'autre.
- C'est exactement ça ! Sauf que c'est l'inverse !
Et pourtant, ils avaient l'air sincères. Malgré tout, je me détournai
de ce piètre spectacle comique. Presque inconsciemment, je repris ma
promenade. Accompagné de deux nouvelles connaissances, je retournais à
l'extase.
La présence de ces deux êtres me détournait en partie
de la contemplation de ces œuvres que les hommes avaient imitées, mais
j'y découvrais une toute autre expérience. Je voyais ces deux ombres
lumineuses glisser harmonieusement sur les parois, secouer les
particules colorées. Ils dansaient autour de moi. Ils scandaient leur
bonheur en des propos à peine intelligibles.
Je les observais
s'arrêter sur chaque peinture, sur chaque image, les altérant quelques
secondes dans leur mouvement circulaire, le temps d'éprouver ces
créations, de les analyser. Je regardais les scènes se dégrader
progressivement en quelque abstraction raffinée, et revenir subitement à
leur état normal. Représentation de la destruction et de la création,
du renouveau, du recommencement peut-être ?
J'écoutais les deux
Kaléids discuter de débats qui m'étaient inaccessibles. Ils parlaient de
la propagation contre-exponentielle des particules vibratoires, du
décalage spectral des temporalités imaginaires, des statistiques
probabilistes de répartition des trous de mémoire, mais aussi des
représentations de Buddha, des variantes des attrapes-rêve, de
héraldique et de logos d'entreprise. Dans leurs paroles se mélangeaient
l'effet Doppler-Fizeau et les principes fondateurs du dadaïsme, les
constantes physico-chimiques avec les structures narratives, les
théorèmes des savants avec les théories des artistes. Peu à peu, je
révisais mon jugement : ils maîtrisaient leur vocabulaire bien mieux que
quiconque n'aurait pu le prétendre. Je les écoutais sans pouvoir
participer, sans avoir mot à dire. Je ne faisais que marcher, voir et
entendre, récepteur et non émetteur, le kaléidoscope toujours en main.
Je crois que cela aurait pu durer bien plus qu'une éternité : le sujet
de conversation de mes deux compagnons rivalisait largement en richesse
avec les lieux.
Mais les lieux n'étaient pas de dimensions
infinies, et je trouvai à un moment son centre. Enfin, je le crois. Je
débouchai sur une immense salle, aussi large que haute. Je n'avais pas
changé d'étage, et devais donc toujours être au rez-de-chaussé, et
pourtant, je me penchai au-dessus du balcon pour voir le sol loin en
contrebas. Quelques dizaines de mètres en-dessous de mes pieds, les
fondations massives d'une statue gigantesque dressaient celle-ci vers
une hauteur vertigineuse, loin au-dessus de moi. Des sous-sols jusqu'à
la pointe du plus haut clocher de cette cathédrale, une masse
incalculable de verre se ciselait, prenant la forme d'un million
d'êtres. Toute une procession, une cérémonie immémoriale s'élevait
patiemment du pied de cette montagne aux pentes abruptes, pour atteindre
son sommet flamboyant. De là où j'étais, il me semblait voir le Soleil
se faire auréole, et baigner ce pic de ses rayons. A moins que la pointe
elle-même ne dégagea toute seule cette lumière.
Je n'aurais pu
compter les êtres de verre escaladant ces parois. C'était impossible,
non seulement par leur nombre, mais aussi par leurs formes. Ils étaient
petits, certes, presque imperceptibles, soit, mais là n'était pas le
problème. Ils étaient si divers, si différents les uns des autres, qu'on
était sûr d'en oublier au moins le tiers. Compteriez-vous des siamois
comme une ou plusieurs personnes ? Plusieurs, assurément.
Compteriez-vous un homme atteint d'un dédoublement de personnalité comme
un ou plusieurs ? Un seul, peut-être. Que feriez-vous si chacun de deux
siamois possédait plusieurs personnalités, et que ces personnalités
étaient siamoises avec les personnalités d'autres créatures tout près
d'elles ?
Que feriez-vous de cette pierre, n'était-elle qu'un pan de
la montagne, ou formait-elle un être inscrit dans cette montagne ? Que
feriez-vous de cet être que nul verre ne représentait car nul corps
n'était habité par lui, mais était pourtant bel et bien sous vos yeux si
vous lui prêtiez votre attention ? Que feriez-vous de cet étrange
animal sautant de l'un à l'autre, messager d'entre deux mondes,
n'appartenant ni à l'un ni à l'autre, ne risquez-vous pas de le compter
deux fois ?
Mais après tout, quelle importance ? Le décompte final
de toutes ces créatures ne devrait-il pas être un, un seul, un unique,
puisqu'ils étaient formés d'un seul bloc de verre, soudés ainsi à la
montagne comme une partie de celle-ci ? Mais ne serait-ce pas renier
leur individualité, leurs personnalités, leurs caractères uniques parmi
les caractères uniques de tous les autres ?
Car une seule chose
était commune entre tous ces êtres : ils cherchaient tous à gravir la
montagne. Certains n'en étaient qu'au pied, certains touchaient presque
du doigt la cime – qu'y avait-il, caché dans cet éclat ? – et d'autres
encore, bien d'autres se perdaient en chemin, confondant le haut et le
bas. Certains s'entraidaient, d'autres refusaient d'aider, d'autres
encore refusaient qu'on les aide, mais tous avaient un but commun.
A mes côtés, je m'en rendais enfin compte, les deux Kaléids s'étaient
arrêtés, s'étaient tus, s'étaient immobilisés. Je crus un instant ne
plus être en leur compagnie, car ils ne tournaient plus sur eux-même et
je ne les voyais donc pas.
- Kaléid ? Appelai-je. Kaléid ?
- Je ne pensais pas que cela existait, me répondit l'un d'eux.
- De quoi ? Qu'est ce qui existe ?
- Ça.
Les deux Kaléids recommencèrent à tourner, aussi je pus les voir l'un
en-dessous, et l'autre au-dessus de moi. Ils parlaient de la montagne.
- Cette permissivité sans égale dans le spectre des ondes lumineuses
limitent les altérations chromatiques jusqu'à un niveau nul ! Comment
savoir, si toutes les fréquences sont présentes, d'un simple regard si
on s'approche ou si on recule ?
- Quoi ?
- Regarde ! Ils ne bougent pas !
Et je regardai. Je me rendis compte de cette grande différence. Oui :
la montagne était parfaitement incolore, laissant passer sans la filtrer
la lumière. Oui : tous les êtres montant ses côtes restaient
parfaitement immobiles. Dans ce temple de couleur, où les tableaux
bougeaient au rythme des jours et des nuages, bercés par les rayons
lumineux aux couleurs de l'arc-en-ciel, je ne l'avais pas remarqué. Dans
ce pays de vitrail, aux scènes divisées par mille minuscules
interstices, il existait un morceau de verre brut. Le cœur de ce monde
de nuances et de mouvements était insipide, et figé. C'était l'opposé
même de l'univers de mes deux Kaléids.
Je crois d'ailleurs que cela
leur faisait de la peine. Ils commençaient tous deux à se lamenter, et
leur tristesse et leur tourment était si puissant, si indescriptible
même pour leur vocabulaire recherché, qu'ils en énonçaient aléatoirement
des répliques de théâtre. J'entendis les « Va, cours, vole, et me
venge. » s'adosser aux « Tout ce qui n'est point vers n'est point
prose. ». Le tragique au comique. L'antique au moderne. Je ne savais pas
trop quoi faire.
J'entendis alors deux voix s'élever d'entre
les voix des Kaléids. Elles m'appelaient. Je me retournai dans leur
direction. Je vis, en longeant des yeux le mur d'enceinte de cette
gigantesque salle, en parcourant le long balcon de mon regard, la petite
alcôve évasant les angles d'une autre entrée. Par là étaient arrivés,
peut-être avant moi, peut-être après, deux des étudiants. Tandis qu'une
troisième personne restait derrière eux, immobile, ils agitaient leurs
bras pour que je les vois de si loin, et lançaient des appels. Je
répondis en faisant de même.
- Qui pleure comme ça là-bas ? Demanda l'étudiante assez fort pour que je l'entende.
- C'est Kaléid, et... Kaléid. Des amis !
- Deux Kaléids ? S'écria-t-elle, étonné.
- Oui ! C'est ça, oui !
- On en a un aussi ! Il est en train de chanter des berceuses, on sais
pas pourquoi ! Je crois que c'est cette montagne qui lui fait ça !
- Qui est derrière-vous ? Demandai-je en retour.
Les deux étudiants se retournèrent, et l'autre, un jeune homme un peu moins âgé que son amie, me répondit :
- C'est une statue ! C'est le capitaine Haddock je crois ! De Tintin !
Je me retournais à mon tour, et trouvais dans un coin de ma propre
alcôve une statue que je n'avais jusque là pas remarqué. Elle
représentait un capitaine de navire, d'âge mûr, les traits vaguement
indiens. Il se tenait droit, un pied posé sur un bloc de métal. En tout
cas, une imitation de bloc de métal en vitrail étonnamment
ressemblante. Je pouvais y lire inscrit : « In Mobilis Mobile ». Je
reconnus immédiatement la devise du Nautilus : j'avais face à moi le
capitaine Nemo, respirant dans sa coque de verre et de couleur.
Stoïque face à ma venue, il gardait un œil fermé, et fixait l'autre sur
le bloc incolore au centre de la pièce. Ses deux mains étaient alignées
avec l'œil ouvert, prêtes à recevoir une longue-vue. Ou un kaléidoscope.
J'entendis une autre voix s'élever, cette fois-ci de l'autre côté. Puis
une autre, et une autre encore. C'était une cacophonie. Quand je me
tournais dans cette direction, je vis toute la famille, les deux parents
et leurs enfants. Ils avaient laissé le kaléidoscope aux mains de leur
descendance, et ceux-ci s'en étaient donnés à cœur joie. Surpris par ce
changement soudain de comportement dans leur troupe de Kaléids, le père
et la mère étaient intimidés, les enfants effrayés.
- Qu'est-ce qui se passe là-bas ? Me questionna un des deux étudiants, de l'autre côté.
- Il y a plein de Kaléids qui viennent d'arriver ! Avec la famille qui nous accompagnait !
- Je crois qu'il faut poser les kaléidoscopes ! Les autres sont du même avis !
- C'est ce que je crois moi aussi ! Répondis-je.
On était tous arrivés ici, tout autour de cette montagne. On était tous
là pour aider ces créatures, à la fois celles qui pleuraient, et celles
qui ne pouvaient pleurer. On était là pour une raison. Que cette raison
soit purement le fruit du hasard ou une volonté de l'agence de voyage
importait peu en fin de compte. On devait le faire.
Je fis de grands
gestes en direction de la famille pour leur expliquer, mais la mère
était déjà en train de placer leur kaléidoscope dans les mains de leur
statue. Ils avaient compris tout seuls, ou alors leur autre voisin le
leur avait dit. La voyant faire, je fis de même.
Mes deux
compagnons de lumière cessèrent rapidement de réciter du théâtre. Ils
sortirent de leur peine pour admirer avec moi le spectacle. Comme je
l'avais supposé, l'œil de verre du capitaine Nemo transmettait lui aussi
des Kaléids, directement sur le flanc de la montagne. Des Kaléids par
dizaines. Quand l'un d'entre eux s'écartait de la zone observée par le
capitaine, un autre l'y remplaçait aussitôt. Sur cette surface lisse,
ils prenaient un tout autre aspect.
Chacune des créatures ainsi
créées était constituée d'une nuée de petites taches de couleurs, des
rayons de lumière sans morceau de verre. Ils glissaient d'autant plus
vite et harmonieusement sur le flanc uniforme de ce colosse. Bientôt,
par l'action conjuguée de plusieurs kaléidoscopes, ils furent légions,
ils recouvrirent toute la montagne. C'était une valse de teintes, un
festival de tons, une boîte de nuit emplie de couleurs vivantes.
Recouvrant tous les êtres escaladant ces cruelles parois, ils semblaient
les animer.
Mais en vérité, c'était bien plus qu'une apparence.
Dans ce déluge stroboscopique d'arcs-en-ciel, ils bougeaient
véritablement, petits appendices de verre se déplaçant sur la peau de
leur organisme commun. Ils montaient, ils montaient toujours plus haut,
toujours plus vite, dans une frénésie d'extase et de courage, guidés par
le mouvement des jets de lumière. La marée de Kaléids les guidaient
vers la cime éclatante, dont la lumière s'échappait en un trait de
plénitude vers les étoiles !
En quelques minutes à peine, dans ce
film accéléré de leurs aventures, le pied du sommet était devenu
parfaitement lisse, abandonné à la solitude, ses occupants s'élevant
sans abandonner. Mais cette solitude ne dura pas. Un puissant grondement
se fit entendre, un séisme me secoua, le sol s'évanouit presque sous
mes pieds. Je dus m'agripper à la rambarde. Et là, je vis.
Une nuée
de petits carreaux de verre, de toutes les formes, de toutes les
couleurs, apparaissaient d'en-dessous de mon balcon et s'agglutinèrent
au pied du cône. Glissant sur sa surface aussi bien que les Kaléids
avaient glissé sur eux, ils montèrent à leur tour et en trombe la pente,
jusqu'à atteindre l'aveuglante lumière du sommet. Là-haut, toutes les
créatures avaient disparu dans un éclat de bonheur, projetés en un lieu
inconnu, probablement infini, et surtout loin de nous. Les carreaux qui
avaient été leur refuge pendant si longtemps les suivaient de peu. Dans
cette colonne de soleil que tirait cette flèche titanesque en direction
du ciel, ils s'évanouissaient en un dernier reflet coloré.
Bientôt,
je vis tout autour de moi le plafond se décrocher par morceau, les murs
se fissurer et se désintégrer, le sol se fracturer et rejoindre ses
voisins dans ce ballet de nuances, dans cette tornade d'œuvres d'art. Je
sentis la balustrade se défaire entre mes doigts. Tournoyant dans une
spirale sans fin, se resserrant au fur et à mesure qu'elle montait, elle
déménageait toute cette cathédrale, juste là, sous nos yeux ! En
quelques instants ! En produisant un puissant vacarme et un vent de
tempête !
Quand il ne resta plus rien de ce gigantesque kaléidoscope
de toutes les époques de l'humanité, quand le dernier fragment de verre
coloré disparut dans le jet de lumière propulsé au milieu des galaxies,
le cône se prépara à partir lui aussi, en s'effaçant peu à peu depuis
sa base et refermant derrière lui le trou béant où il se nicha pendant
bien longtemps. Dans un léger sifflement, étonnamment agréable aux
oreilles, émis comme pour nous remercier de notre geste dans une langue
universelle, la pointe flottante s'effaça de bas en haut, disparut dans
son propre sommet, et le trait de lumière s'éteignit à son tour.
Debout dans un pré herbeux, plantés comme des tuteurs attendant de
guider de jeunes arbres, nous nous retrouvions bouche bée, immobiles,
quelque part à l'extérieur de la ville. J'entendais le bruit usuel d'une
route, au loin, une douce brise nocturne chantant dans les bois
voisins, je crois même que j'entendis la voix de quelques vaches. Mais
malgré ces bruits de la vie rurale, nous étions sonnés, comme si tous
notre voyage, tous les souvenirs les plus improbables de ce séjour dans
un autre monde nous revenaient en même temps. Mon premier mouvement fut
de tourner la tête vers la gauche. J'y vis la plate-forme, dirigée par
Mélanie.
Notre guide se posa en douceur sur l'herbe verte de ce
champ abandonné aux caprices de la pluie et du beau temps.
Tranquillement, elle ouvrit le petit portail, descendit la petite marche
que le parquet faisait avec la terre, et nous regarda tous, les uns
après les autres. Quand elle jugea le moment venu, elle appuya sur un
petit bouton à côté du portail, et un léger son de clochette me parvint.
- Mesdames et messieurs, nous dit-elle, notre voyage touche maintenant à
sa fin. Veuillez monter à bord, je vous ramène à notre point de départ.
Sans vraiment réfléchir, et c'était sûrement le cas pour tout le monde,
je m'approchai alors du véhicule. Quand tout le monde fut monté,
Mélanie ferma le portail, retourna à sa position favorite, et le tout
s'éleva lentement.
En chemin vers la ville, personne ne dit un
mot. Nous étions tous dans nos souvenirs, et notre guide à son pilotage.
La seule chose qui nous rattachait à la réalité, à ce moment précis,
était le Soleil rouge se levant paresseusement à l'horizon, sortant de
son berceau de nuages. Le contemplant sans trop y penser, je revoyais
les différents passages de mon épopée.
Debout sur ce support stable,
j'étais à nouveau dans ce grand huit au milieu du capharnaüm flamboyant
de notre départ. Traversant les hectares de forêts, je parcourais à
nouveau le continent de livres et de prospectus, lisant, découvrant,
fabriquant. Sentant les rayons naissant de ce nouveau Soleil, je
plongeais à nouveau dans la fournaise des aliments atomiques. Survolant
le bain de béton et de vitres de la ville, j'admirais à nouveau la
cathédrale de lumière. Je repensais aux êtres que j'avais rencontré.
Je songeais bien évidement aux Kaléids, ces sages-fous bidimensionnels,
et me demandais où ils étaient partis, en compagnie de ces vaillants
alpinistes. Mais aussi aux sélénites de la pizza, glissant sur elle
comme sur une patinoire, et je me demandais un peu tard ce qui leur
était arrivé quand nous avions perforé leur astre.
A force de
réflexions, je fus ramené à l'agence de voyage. A nouveau, la
plate-forme s'abaissa jusqu'à hauteur d'homme. Les piétons, comme à
notre départ, laissèrent la place de manœuvrer. Nous traversâmes à
nouveau la vitre sans heurt, et notre bolide se posa en douceur à sa
place. Le voyage était terminé.
- Nous sommes arrivé à notre
destination finale. Nous espérons que votre voyage vous a plu et que
nous pourrons à nouveau partir en votre compagnie. A bientôt !
Silencieusement, les clients sortirent, partirent chacun dans leurs
directions. Je les entendais retrouver timidement la parole.
Quant à
moi, solitaire, je restai un moment devant l'agence. Immobile au milieu
de passants mobiles. Nous étions parti en plein après-midi ; de toute
évidence, il était le matin. Malgré tout ce temps passé, je ne
ressentais pas la fatigue. Et après un tel voyage, que pouvais-je bien
faire de ma journée ? Je fouillai mes poches à la recherche d'une idée,
et j'y trouvai deux objets inhabituels. Quand je les sortis, je
retrouvai les deux bagues-étoiles.
Aussitôt je voulu me
précipiter dans une direction, puis une autre. Mais je ne me souvenais
déjà plus par où était partie la retraitée et son mari. Je n'y avais pas
fait attention ! J'entendis la porte de l'agence s'ouvrir puis se
refermer derrière moi, et je me retournai vivement vers Mélanie.
- Excusez-moi, vous ne savez pas où est partie... la vieille dame qui était avec nous ? Je voulais lui donner ceci.
Notre guide eut un mouvement de recul face à cette question soudaine et brutale, et regarda ma main tendue sous ses yeux.
- Vous vouliez lui offrir une de ces bagues ? C'est une des étoiles du continent de papier, n'est-ce-pas monsieur ?
- Euh... oui. Je voulais lui en offrir une pour... la remercier de m'avoir donnée l'idée de... vous savez, l'avion en papier.
Elle répondit à mes balbutiements avec un sourire large. Un sourire
sincère. Un sourire humain que je ne lui aurais pas cru possible après
toutes ses annonces automatiques.
- Jetez au loin ce bijou, monsieur.
- Quoi ? Pourquoi ?
- Si vous le jetez au loin, il retombera automatiquement dans sa boîte
aux lettres. Et quand elle le trouvera, elle saura que c'est de votre
part.
Je la regardais un moment, probablement avec des yeux parfaitement ronds.
- Mais c'est impossible !
- Bien sûr que si c'est possible. Il faut bien qu'un jour, ça le devienne.
Sans se départir de son sourire chaleureux, elle me salua d'une légère révérence, et partit dans sa direction.
Toujours entouré de quelques piétons, j'étais à nouveau estomaqué.
J'observais Mélanie disparaître au coin d'une rue, puis portai mon
regard sur les deux bagues dans ma main. Elles avaient l'air
parfaitement banale. Le genre de bague en plastique qu'on pouvait
acheter dans n'importe quel supermarché, au rayon enfant. A vue d'œil,
elles n'avaient même plus cette faculté de faire luire l'air autour
d'elles.
Après un temps d'hésitation, je rangeai la première dans ma
poche, et jetai l'autre de toutes mes forces par-dessus un toit.
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