A quelques rues à peine de l'immeuble où j'habite, il y avait un
restaurant. Un immense restaurant, unique au monde peut-être, et dont la
clientèle était aussi innombrable que ses employés. Il y avait là une
foule de serveurs portant les plats préparés par une foule de
cuisiniers. Il y avait d'ailleurs plusieurs cuisines, car plusieurs
manières de cuisiner, l'interminable liste des plats proposant des mets
venus de tous les horizons, préparés selon les habitudes de nombreuses
cultures du présent et des passés révolus. Tous les pays, toutes les
époques étaient réunis dans ce restaurant.
Hélas, si j'utilise le
passé, ce n'est pas sans raison : l'établissement a brûlé, entièrement,
et jamais personne n'est venu le remettre en état. Ah, c'est une bien
triste histoire. Laissez-moi vous la raconter.
En premier lieu,
il vous faut savoir que ce restaurant avait des fauteuils très
particuliers : c'était les sièges d'honneur, et ceux qui s'asseyaient
dessus étaient aussitôt considérés comme des invités d'honneur. Ces
sièges étaient très convoités, si bien que très vite, il devint
impossible d'en obtenir un. Je vais vous expliquer pourquoi par la
suite.
Quand on devenait un invité d'honneur, on avait une certitude
: notre plat préféré, celui qu'on commandait en arrivant, allait être
renouvelé indéfiniment, ce jusqu'à ce qu'on demande à ce que
l'interminable succession des assiettes prenne fin. Les pires gloutons
pouvaient ainsi, pour la première fois, être pleinement satisfaits.
C'était à cause de ces gloutons, d'ailleurs, que ces fauteuils étaient
tous le temps occupés. Non pas que l'un arrivait quand le précédent
partait, mais bien parce que les voraces ayant élu domicile sur ces
sièges ne s'en levait jamais, ou si peu.
Ils étaient là, en
permanence, voyant se succéder autour d'eux les autres clients. Ils
parlaient avec force, plaisantaient, riaient bruyamment, philosophaient
parfois avec leurs voisins de table, et surtout et par-dessus tout,
mangeaient. Mangeaient, mangeaient et mangeaient. Les assiettes n'en
finissaient jamais d'aller et venir, ramenant éternellement les mêmes
plats aux mêmes convives. Ils engloutissaient tout le long de la journée
des quantités astronomiques de nourriture, et devaient certainement
dormir sur place. Combien de tonnes de viandes, d'hectares de légumes
ont-ils ingurgités ? Combien d'écosystèmes tout entier ont-ils lentement
grignotés, à eux tous, pendant la courte période où le restaurant fut
ouvert ?
Cette idée de sièges d'honneur ne manquait pas
d'intérêt, mais elle provoqua la perte de l'établissement. En effet,
tant que le repas ne prenait pas fin, l'addition ne venait pas. Et comme
le repas ne prenait jamais fin...
Je me souviens, un jour que je
mangeais une simple jardinière de légumes, j'ai vu un invité d'honneur
plonger dans son boeuf bourguignon, et y faire de l'apnée pendant un
temps beaucoup trop long. L'homme était mort, d'avoir trop mangé
certainement. Et le pire dans tout cela, c'était que le défunt avait vu
sa fin approcher, car juste avant le décès, il avait énoncé ses
dernières volontés : réserver sa place d'honneur à son fils.
Le
lendemain, je revins, animé d'une curiosité un peu morbide. Je le vis,
l'héritier. Quand il entra dans le restaurant, il fut aussitôt accueilli
par un serveur, et par la longue addition qu'il transportait avec lui.
La somme colossale a fait blêmir le fils comme jamais je n'avais vu
blêmir quelqu'un. Il resta figé, pendant quelques minutes, puis
finalement prit la décision de prendre la place de son père, et de
demander à ce que le repas continue. Qu'il continue, encore et encore,
pour ne pas avoir à payer.
Ainsi donc, les additions les plus
lourdes de l'établissement n'étaient jamais réglées. Vint le temps où le
dépôt de bilan n'était pas loin. Le jour où le restaurant ne put plus
approvisionner l'éternel festin de ces gloutons, où le garde-manger
était vide et les comptes gravement déficitaires, les serveurs prirent
leur courage à deux mains, et déclarèrent que le repas était fini, et
qu'il fallait payer.
Bien sûr, les invités d'honneurs avaient prévu
que ce jour arriverait. Ils l'avaient prévu, et n'avaient rien fait pour
l'éviter. Au contraire, ils avaient continué à manger, toujours plus,
toujours plus vite, pour en profiter le plus possible avant que la fin
n'arrive.
Je n'étais pas dans le restaurant ce jour-là,
heureusement. Mais j'ai entendu dire que la réaction des goinfres fut
tout d'abord de pousser un concert de hurlements. Des hurlements de
protestation. Des hurlements d'indignation. Comment osaient-ils mettre
fin prématurément à leur repas, avaient-ils dit ? Quels égoïstes, quels
radins vont jusqu'à affamer ainsi leurs propres clients ?
Rapidement, la protestation devint violente. Les gloutons se mirent à
frapper les serveurs, de rage, par vengeance. Cela vira au pugilat. Les
clients ordinaires fuirent la bataille, mais certains furent agressés
par les invités d'honneurs, confondus avec les employés du restaurant.
Ce fut une hécatombe, on me rapporta que le sang avait coulé, que
certains employés étaient peut-être déjà morts à ce moment-là.
Quand
plus personne ne fut debout, hormis les voraces, ces derniers
décidèrent alors de se faire justice eux-même. Laissant sur place les
serveurs et les cuisiniers, ainsi que les malheureux frappés sans
raison, assommés, blessés, mourants, les invités d'honneur mirent le feu
à l'établissement, et tout brûla, leurs victimes avec. Quand les
pompiers arrivèrent, et la police avec eux, ils ne purent que constater
le grand brasier, et voir une foule d'obèses dansant et chantant pour
célébrer le triomphe de la justice.
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